Esther Duflo : "Face à une crise comme le coronavirus, il faut inclure au maximum"

Il y a 3 années 402
Esther Duflo Esther Duflo, prix Nobel d'Économie, pose son regard sur la crise économique actuelle. © JOSEPH PREZIOSO Avec la crise du coronavirus, la population mondiale se paupérise et en France, le Secours populaire sonne l'alerte. Esther Duflo, prix Nobel d'économie, présente au micro de Frédéric Taddéï sur Europe 1 quelques pistes pour ne pas laisser les plus pauvres sur le bord de la route.

ANALYSE

Depuis huit mois, la pauvreté a bondi en France. Un Français sur trois a subi une perte de revenu et un Français sur sept saute un repas par jour, un sur deux dans les foyers les plus modestes, selon les chiffres du Secours populaire et de l'Armée du salut. Comment ne pas laisser les plus précaires sur le bord de la route de l'épidémie de coronavirus ? Esther Duflo, prix Nobel d'économie dont le dernier livre Économie utile pour des temps difficiles est sorti en mars, a présenté sur Europe 1 quelques propositions, alors que pendant cette pandémie "les riches sont devenus plus riches, les pauvres plus pauvres".

Même si les plus paupérisés sont visés par les mesures annoncées jeudi par Jean Castex, ils restent les premières victimes de la crise du coronavirus…

"Oui. Nos systèmes d'assurance sociale sont davantage construits sur l'exclusion que l'inclusion. On essaye d'éviter de donner aux 'mauvais pauvres' et de ne récupérer que les 'bons pauvres'. Or, devant une crise comme le coronavirus, il faut inclure au maximum. Or on a des systèmes de protection sociale dont l'architecture n'est pas vraiment adaptée pour résoudre ce problème. Il faudrait le réinventer dans une large mesure. (…) On a un système qui est très compliqué, parce qu'il y a cette peur, en arrière-plan, d'aider des gens qui n'en auraient pas vraiment besoin ou qui ne le mériteraient pas vraiment. Il faut que les jeunes, les étudiants, prouvent qu'ils sont vraiment vraiment très pauvres pour mériter le RSA, comme si, s'ils avaient un RSA plus généreux, ils seraient tentés de se prélasser dans leur pauvreté."

Dans votre ouvrage Économie utile pour des temps difficiles, vous parlez du revenu de base universel, qui ne laisserait personne au bord de la route puisque tout le monde le toucherait à partir de sa majorité. Est-ce viable ?

"C'est viable dans un pays comme la France. Le grand désavantage d'un revenu universel, c'est qu'il ne fait pas de différence entre ceux qui ont vraiment besoin d'aide et ceux qui n'en ont pas besoin  - par exemple, ceux qui ont déjà un revenu. En France, on pourrait se dire qu'on n'en a pas besoin, parce qu'on a en principe les ressources statistiques pour identifier ceux qui ont besoin d'aide et venir à leur secours. Dans des pays plus pauvres où les appareils statistiques fonctionnent moins bien, l'avantage d'un revenu universel, c'est de ne laisser personne sur le côté.

Le problème de la France, c'est que bien que l'appareil statistique existe, il n'y a pas forcément la volonté d'être généreux et inclusif dans le système. Mais il serait possible, sans aller complètement à l'universalité, d'avoir au moins un revenu minimum garanti pour tous. L'universalité coûte très, très cher : dans un pays comme la France, le revenu universel serait nécessairement très, très faible. Ou alors, il prendrait la place d'autres formes d'assistance, comme les formations ou l'aide à la petite enfance, etc. Donc il y a vraiment un choix à faire entre cette universalité, qui a l'avantage de ne laisser personne sur le côté, et des aides qui pourraient être plus généreuses si elles étaient concentrées sur ceux qui en avaient besoin. Mais dans ce cas-là, ça demande vraiment de faire un effort plus important que celui qu'on fait aujourd'hui, pour identifier ces personnes. Aujourd'hui, il y a trop d'obstacles à franchir pour finir par décrocher le revenu."

" Il faut créer des emplois qui sont utiles pour la société "

Kamala Harris et Bernie Sanders, pendant la campagne démocrate américaine, ont proposé une sorte de "Green New Deal", une garantie de l'Etat grâce à laquelle tout ceux désirant travailler auraient droit à un bon pour un emploi à 15 dollars de l'heure avec une retraite, la Sécurité sociale, des congés payés. Une telle mesure a-t-elle de l'avenir ?

"Je pense que c'est une mesure qui peut être importante. En tout cas, il faut que les emplois soient créés. Ce qu'on propose dans notre livre, c'est un "Green New Deal" intelligent ou un keynésianisme intelligent où, non seulement on donne une garantie, mais surtout, on crée des emplois qui sont utiles pour la société, mais qui n'ont pas forcément une rentabilité suffisante pour le secteur privé. Par exemple, des emplois de soutien dans l'Éducation nationale, des surveillants, des rôles de soutien à la petite enfance, travailler avec les pauvres, pour aider les personnes âgées à rester chez elles en autonomie le plus longtemps possible…

On a bien vu dans la crise du coronavirus que le soutien à la petite enfance et aux personnes âgées étaient deux secteurs qui ont besoin de plus de personnel. Ce sont des acteurs qui sont bons pour la société, qui ne sont pas remplaçables par des ordinateurs ou des robots, qui ne sont pas exportables en Chine, qui sont un des secteurs où les emplois resteront et qui sont potentiellement créateurs non seulement d'emplois pour les étudiants, mais de début de carrière. Cela veut dire forcément financer derrière et donc augmenter les budgets de l'éducation ou le budget vers les personnes âgées."

Il existe des aides pour aider les gens à bouger, à changer d'emploi ou de région. Vous avez une idée assez radicale dans votre livre : on pourrait subventionner certains travailleurs parmi les plus âgés pour rester là où il se trouvent ?

"L'une des hypothèses que font à la fois les économistes et les hommes et les femmes politiques sur le marché du travail, à savoir que les travailleurs sont fluides et peuvent changer de région s'il y a un problème, est très largement fausse. En fait, ce qu'on trouve de par le monde, en France, mais aussi aux États-Unis, c'est que les gens préfèrent rester chez eux et dans le secteur où ils travaillent. La mobilité est extrêmement difficile et coûteuse. D'où les deux réponses : si les gens sont suffisamment jeunes, qu'ils ont toute une carrière devant eux, il faut les aider dans cette mobilité (financièrement, à trouver un logement, à se déplacer…) Mais si les gens sont trop âgés pour que commencer une nouvelle carrière ait un sens, il peut être sensé de les payer pour rester en place. Cela peut se concevoir comme l'équivalent de la politique agricole commune. On paye pour que l'environnement social, économique, ne tombe pas dans une spirale de dépression. (…)

Permettre aux gens de rester en place, même si leur travail n'est plus économiquement viable sans cette aide, cela permet finalement de garder de la vie dans un territoire et une région, ce qui permet à d'autres entreprises de se dire 'tiens, on va peut être déménager là'. Dans le nord de l'Espagne, il y a eu un déclin du tissu industriel, mais de fortes subventions pour que les gens puissent rester là où ils étaient. Et l'ancien tissu industriel a été progressivement remplacé par des entreprises plus modernes dans le secteur informatique. Une transition s'est faite sur plusieurs années, en douceur et sans le type de traumatisme qu'on voit dans certaines villes, que ce soit dans l'est de la France ou au milieu des États-Unis."

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