Thierry Mandon : « L'article 24 est révélateur de l'impréparation de la loi »

Il y a 3 années 428

Thierry Mandon a déjà eu plusieurs vies. Il fut chef d'entreprise, maire de Ris-Orangis, dans l'Essonne, député, ministre, directeur de la publication d'Ebdo, et désormais directeur de la Cité du design de Saint-Étienne. Sauter d'une discipline à une autre, les mêler, les regarder sous un nouveau jour, tout cela lui plaît visiblement. À 62 ans, l'ex-secrétaire d'État à la Réforme de l'État et à la Simplification de Manuel Valls tente désormais de marier design et politique. Son objectif, qu'il poursuit depuis plusieurs années (en 2014, il coprésida avec Guillaume Poitrinal le Conseil de la simplification des entreprises) : grâce aux techniques du design, il veut rendre les politiques publiques, et la politique elle-même, plus humbles, pour plus d'efficacité. Dur combat…

Le Point : Qu'est-ce que le design vient faire dans la politique ?

Thierry Mandon : L'une des trois missions de la Cité du design de Saint-Étienne, en plus de l'éducation et de l'organisation d'une biennale, est d'aider les acteurs publics et privés à innover grâce au design. Si l'application des méthodes du design aux entreprises a fait ses preuves, le design appliqué à l'action publique est plus récent. Le principe, c'est d'inverser la fabrique des organisations ou des politiques en partant non pas des impératifs de gestion, mais de l'usage et des usagers. Je prends un exemple : comment accueillir une population dans les services sociaux ? On s'installe donc trois jours dans une mairie et on observe comment les gens arrivent, la façon dont ils s'informent, s'orientent, ce qu'ils demandent, etc. Ensuite, on recueille des idées, avec eux, puis on teste la façon dont la décision pourra évoluer. On prescrit ensuite des solutions. Le design des politiques publiques a été mis en place au Danemark dans les années 2000 avec le MindLab, un laboratoire créé par le gouvernement d'alors. Depuis, ces pratiques ont surtout été appliquées dans les pays anglo-saxons. La police de Los Angeles a ainsi été réorganisée à partir de ces préceptes. Elles ont été introduites en France au sein de l'État par Etalab.

En quoi est-ce nouveau par rapport aux pratiques habituelles ?

C'est une rupture culturelle avec la façon de construire des politiques publiques. Dans notre pays, les décideurs, qu'ils soient hauts fonctionnaires ou politiques, sont des gens brillants, sachants, omniscients… Ils décident, et c'est forcément parfait parce que ce sont eux qui ont décidé. Le système est en cause : à l'ENA, on vous accueille en vous disant que vous êtes les plus brillants et les porteurs de l'avenir du pays. Par essence, vous êtes irréprochables, donc peu enclins au doute, à l'humilité et à l'écoute, vertus essentielles aux pratiques du design.

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Le problème, sans doute, est que cette remise en cause doit être décidée par ceux qui n'ont pas trop intérêt à changer les habitudes…

Culturellement, en France, il y a bien entendu des blocages à dépasser. Les décideurs doivent écouter avant de décider. Ils doivent aussi comprendre que ce qu'ils décident n'est pas forcément bon ni parfait du premier coup. Il leur faut reconnaître le droit à l'erreur, ce qui est délicat. C'est toute l'éthique de la fabrique des politiques publiques qui doit évoluer. Il s'agit d'enrichir la décision publique de l'apport des experts et des expertises d'usages. Il y a aussi en France un problème de rythme, en particulier au Parlement. À chaque problème, on décide d'une loi. Toute la partie préparatoire, pourtant essentielle, est bradée. La frénésie normative est le symptôme d'une soumission politique et institutionnelle au vertige et à l'urgence.

Tous les politiques sont-ils atteints du même mal ?

Non. Je remarque une dichotomie entre les élus locaux et nationaux. Les premiers ont compris qu'il fallait associer les gens à la réflexion et à la prise de décision. Ils savent l'importance de consulter avant de décider. Les élus locaux ont aussi intégré l'idée que leurs décisions pourront être remises en cause si elles ne fonctionnent pas correctement.

Et les élus nationaux ?

Sur le plan national, en revanche, l'atrophie du rôle du Parlement accentue les effets d'accélération. Il devrait être le lieu de la préparation des lois, mais le mode de fonctionnement de la Ve République balaie cette utilité. Ce sont le président de la République puis le gouvernement qui décident, qui font les lois, sans aucune étude d'impact, ou alors un vague travail bâclé la nuit en vingt-quatre heures à Bercy. J'ai observé ce défaut de fabrique quand j'étais au gouvernement. Et, une fois la loi votée, pour peu qu'elle soit applicable, on s'y accroche, même si elle ne fonctionne pas.

Comment ce que vous appelez le « défaut de fabrication de la loi » se manifeste-t-il ?

On a eu un exemple de l'absurdité du processus de décision à la fin du mois d'octobre, au Sénat. En pleine nuit, par le biais d'un amendement, un sénateur a, avec l'appui du gouvernement, supprimé le processus d'habilitation des professeurs d'université et des maîtres de conférences. Ce mécanisme, confié au Conseil national des universités, existait depuis 1870 ! Il n'y a bien entendu eu aucune étude d'impact préalable. Cet exemple est la quintessence de l'absence de concertation et est par ailleurs parfaitement inconstitutionnel.

L'article 24 de la loi sur la sécurité globale (qui sanctionne la diffusion « malveillante » de l'image des policiers, NDLR) est révélateur de la même impréparation. Le gouvernement rédige rapidement un article, puis recule devant la protestation générale. Il aurait suffi d'un peu de concertation pour éviter ce cafouillage.

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En plus des principes du design, qui évaluent les problèmes et apportent des solutions, quels peuvent être les remèdes ?

La précipitation et l'arrogance forment un couple infernal. Il explique une bonne part des dysfonctionnements des politiques publiques. Il faut absolument inventer une fabrique différente des lois. On pourrait aussi mettre en place un bilan d'un texte : au bout de deux ans, par exemple, on étudie la façon dont il est appliqué, quels sont ses résultats, et on corrige si nécessaire. On pourrait aussi instituer un débat d'orientation législative, quelques mois avant le dépôt de la loi, au cours duquel le gouvernement présenterait et débattrait de ses intentions législatives. On réformerait ainsi, simplement, la mécanique institutionnelle. Le nouveau commissariat au Plan devrait s'emparer de ce sujet, réfléchir à la manière de reconstruire la puissance publique et à la façon de fabriquer des politiques qui associent, donc plus efficaces, et rebâtir ainsi un socle de confiance dans la décision publique.

C'est un constat d'échec que vous avez assumé, puisque vous avez été secrétaire d'État à la Réforme de l'État et à la Simplification ?

D'abord, j'ai appliqué ces méthodes et j'ai entamé une simplification en décortiquant certaines politiques pour les réformer. Les déclarations sociales des entreprises ont, par exemple, été simplifiées, ce qui a fait gagner des milliards d'euros à l'économie française. J'ai aussi tenté de réformer les pratiques de l'État, mais il faut avoir conscience des blocages et de la nécessité d'inscrire dans la durée ces transformations. Marc Guillaume, secrétaire général du gouvernement à l'époque, m'a dit un jour : « C'est très bien, la simplification de l'État, mais ça perturbe trop le fonctionnement des services. » 

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